Le Skrei, vous connaissez ?
Lorsqu'il y a 3 semaines, j'ai reçu une proposition de reportage en Norvège, autant vous dire que je n'ai pas mis longtemps à persuader la rédaction du magazine Papilles (d'autant que j'en suis la rédactrice en chef adjointe et qu'l ne restait donc que le rédacteur en chef à convaincre !) de mettre le sujet au sommaire du numéro d'avril (en vente dès le 9 mars aux caisses des supermarchés). Et c'est ainsi qu'il y a 10 jours je suis partie dans les Iles Lofoten à la rencontre d'un poisson pas comme les autres.
Après 24 heures de train, de métro, d'avions et de ferry, je suis enfin arrivée à ma destination finale, dans un petit village de pêcheur appelé Hennigsvær. L'impression de participer à l'émission "Rendez-vous en terre inconnue". Ce village est située sur une des nombreuses et minuscules îles de l'archipel des Lofoten. Des îles constituées principalement de montagnes qui donnent l'impresssion d'avoir les pieds dans l'eau. L'eau est d'une limpidité déconcertante d'ailleurs, limpide, glacée à certains endroits. Elle joue comme un miroir avec le reflet des montagnes et des maisons construites à flanc.
Le village de Hennigsvær, comme de nombreux autres, s'articule autour d'un port qui semble en être l'attraction principale, et de maisons en bois aux couleurs chatoyantes (rouges, jaunes...) construites au bord de l'eau, voire dessus, sur des pontons. Curieusement, le village semble déserté la journée. Je n'y ai vu quasiment personne. Ce n'est qu'à la tombée de la nuit, autrement dit vers 16 heures, que la lumière inonde ces maisons. Eh oui, les soirées sont très longues là-bas et le froid incite les habitants à rester cloitrer dans leurs maisons douillettes. Hormis les touristes qui sont sans doute les seules à sortir pour admirer une aurore boréale...
aurore boréale admirablement capturée par Jean-Blaise Hall
Pourtant dans ces villages, dans ces ports, la vie des pêcheurs bat son plein. Et plus encore à cette époque. Dans les eaux glacées et limpides de l’archipel des Lofoten, malgré le froid et le vent, les pêcheurs répondent néanmoins présents car l’appel du Skrei est plus fort que tout.
Le Skrei, un cabillaud migrateur d'exception
Chaque année, en janvier, des millions de cabillauds arctiques, guidés par leur instinct, quittent les eaux glacées de la mer de Barents pour migrer vers les côtes nord de la Norvège et, plus particulièrement, les îles Lofoten. C’est là, dans leurs fjords natals, que les cabillauds ayant atteint leur maturité et âgés de 5 à 8 ans, reviennent pour se reproduire. Les Norvégiens les appellent Skrei en référence au vieux norrois « skrida » qui signifie « j’avance ».
Pendant leur long périple de 2000 kilomètres à contre-courant au nord du cercle polaire, ces cabillauds migrateurs se nourrissent abondamment, de capelans et de krills (petites crevettes des eaux froides), et déploient un corps musclé et affuté, digne d’un d’athlète. C’est ce qui leur confère une chair blanc nacré, ferme, à la saveur incomparable et ce qui fait la différence avec les cabillauds sédentaires côtiers.
Une pêche traditionnelle préservée
Le Skrei est pêché depuis le Xème siècle. C’est dire si cette pratique est ancrée dans la région, façonnant les hommes, le territoire et l’économie locale. Tout le monde vit pour cette pêche, à commencer par les enfants qui guettent son arrivée ou encore les jeunes adolescents qui récupèrent, d’un geste habile, les langues des têtes des Skreis que la pêcherie leur met traditionnellement de côté, pour les vendre et se faire de l’argent de poche.
Jusqu’à ce que le poisson reprenne le chemin du nord vers la fin avril, les pêcheurs norvégiens embarquent chaque jour, dans de petits bateaux de 9 à 11 mètres, les « sjarks ». Comme leurs ancêtres les Vikings, les Norvégiens pêchent à la méthode traditionnelle, essentiellement à la ligne ou à la palangre. Une technique désormais fixée par les autorités norvégiennes tout comme la quantité de Skrei pêchée et le temps de pêche journalier afin de préserver l’espèce et l’environnement. C’est à ce prix que la Norvège peut se prévaloir d’une certification « pêche durable » par le MSC depuis 2010.
Le Skrei traité en frais
De retour au port, la pêche du jour est débarquée dans de petits ateliers de transformation comme celui de Kleppstad que j'ai visité et qui appartient au groupe Norway Seafoods. Cette société de pêche privée est spécialisée dans la découpe, le conditionnement et l'expédition du cabillaud en Europe, et plus particulièrement en Espagne et en France. Elle est propriétaire de bâteaux de pêche pour le cabillaud et signent des contrats avec les pêhceurs côtiers pour le Skrei. C'est elle qui exporte cabilauds et skreis à Rungis et dans nos supermarchés Leclerc, Carrefour et Intermarché.
Une fois déchargé du bâteau, le Skrei est sitôt rincé à l'eau très froide puis coupé, saigné, entaillé en deux à la main sur 2 ou 3 mm seulement pour ne pas coupé la poche d'oeufs, et éviscéré.
Les oeufs et le foie sont conservés et vendus à part. Les oeufs sont alors conservés dans leur poche et fumés ou conservés en boite et commercialisés sous le nom de 'caviar".
S'il a les qualités requises pour le label, le Skrei est alors conditionné puis expédié dans les 12 heures partout dans le monde. En début de saison, seulement 30% de Skrei obtiennent le label mais la quantité augmente chaque jour un peu plus.
Le label “Skrei de Norvège”, gage de qualité, de fraicheur et d’authenticité
Né en 2006, le label “Skrei de Norvège” est attribué par un organisme certificateur indépendant aux spécimens :
- ayant atteint l’âge adulte, minimum 5 ans ;
- de première qualité, sans défaut de pêche, avec une chair blanche et ferme, entaillés correctement à la main, saignés rapidement ;
- conditionnés moins de 12 heures après avoir été pêchés ;
- maintenus entre 0° et 4° de la pêche jusqu’à la livraison ;
- emballés posés ventre vers le bas dans les caisses, avec de la glace délicatement disposée autour du cou du poisson pour préserver les fibres et la texture du Skrei ;
- bénéficiant d’une traçabilité complète, indiquant notamment la zone de pêche et l’heure de réception du Skrei au site de transformation et d’emballage.
Ce ne sont qu’à ces conditions que les Skrei sortent des ateliers norvégiens avec l’étiquette du label.
Et sans label...
Les Skreis qui n'entrent pas dans la label sont alors vendus frais sous le nom « cabillaud de Norvège » ou bien séchés. Car les Iles Lofoten ont aussi une longue tradition dans ce domaine. On dit que c’est ici que l’on prépare les meilleures morues du monde.
D'ailleurs, les paysages en témoignent, ponctués d'immenses treillages en bois où sont mis à sécher les cabillauds. Une fois étêtés et vidés rapidement de leur sang, les poissons sont assemblés deux par deux par la queue et suspendus à ces treillages pour y sécher 3 à 4 mois au grand air où ils profitent ainsi du vent et du soleil. Ils finissent leur affinage plusieurs semaines dans un grenier aéré.
Le « stockfisch » perd 5 fois son poids mais se conserve 3 ou 4 ans. Il est consommé partout en Norvège, souvent mijoté pour le réhydrater, voire tel quel en snacking. C'est assez surprenant car on en trouve dans tous les magasins, vendus en sachets sous vide, en petites lamelles que les Norvégiens laissent fondre sur la langue. Testé mais non approuvé pour ma part !
L’Italie en est aussi le plus gros importateur. Les Portugais apprécient plutôt le bacalhau ou « saltfisch », c’est-à-dire le cabillaud salé et séché. Les têtes séchées sont réservées au Nigéria.
Le roi des poissons
Très apprécié des Norvégiens, le Skrei est également très recherché par les plus grands chefs du monde entier. Le plat norvégien traditionnel est le Skreimølje. Il s'agit de pavés et d'oeufs de Skrei cuits à l’eau et servis avec une sauce à la crème ou au beurre blanc et des pommes de terre en robe des champs. Ils peuvent être accompagnés de foie frit dans de l'huile de foie de morue.
Ce n'est pas ainsi que je l'ai préféré, surtout les oeufs, bien meilleurs fumés sur une tartine de pain croustillant, avec des échalotes et de la crème. Hummm !
Le chef norvégien Roy-Magne Berglund nous a cuisiné le Skrei à toutes les sauces : dans une "soupe" de crème fraiche, avec du lieu noir, des oeufs de saumon et des légumes croquants - une merveille -,
ou encore dans une bisque,
simplement rôti relevé d'un jus de viande et accompagné de purée de topinambours. Cuit à 38° à coeur, la chair s’effeuille délicatement, c'est fabuleux.
La langue, qui rappelle un peu la tripaille par son côté gélatineux, était frite en beignets. A grignoter comme des tapas. Mais mon coup de coeur, c'est la joue, si délicate, que le chef avait préparé comme un fish & chips avec une mayonnaise maison et une purée de pois. Délicieux !
Vous vous doutez bien qu'après de telles agapes, quand la saison est terminée, que les réserves sont épuisées, il est difficile d'attendre neuf mois pour apprécier de nouveau ce cabillaud extraordinaire qu’est le Skrei.
PS : désolée pour la qualité de certaines photos prises derrière les vitres d'un bus ou dans une ambiance trop sombre.